[Libération 2001_12_08] SONYA FAURE Entretien avec Marcel Ophuls

Entretien avec Marcel Ophuls
Sonya Faure
Libération
8 décembre 2001

Les chaînes Planète et Ciné Classics consacrent un cycle de films aux Ophuls, père et fils, Max et Marcel. Entretien avec Marcel Ophuls, 74 ans, qui affirme d'entrée de jeu être à la retraite loin de Paris depuis cinq ans. Et enchaîne sur une profusion d'idées de films et de documentaires...

Où en est votre dernier film, inachevé, «Veillée d'armes» sur le journalisme de guerre?

En ce moment, je devrais être en train de le finir avec les journalistes Rémy Ourdan, John Burns, dans les sables d'Afghanistan, respirant le diesel des vieux tanks soviétiques. Depuis 1994, j'ai essayé de tourner L'horreur économique de Viviane Forrester. J'ai également voulu faire un film sur les dangers du fascisme au XXIe siècle, en observant le skieur bronzé Jorg Haider. J'aurais d'ailleurs aimé faire son interview sur ski. Mais je suis trop vieux: mes genoux commencent à flageoler sur la neige...

Pourquoi aucun de ces projets n'a vu le jour?

Parce que tout le monde se méfie de moi. Parce que je demande le final cut et que je n'ai pas de scénario à l'avance: comme il n'y a pas de scénario il n'y a pas de contrôle possible par les commanditaires. Canal plus et la BBC avaient dit oui pour le sujet sur Jorg Haider, en 1998. Un producteur de télévision très connu m'avait annoncé: «J'ai une bonne nouvelle Marcel! Canal plus et la BBC sont d'accord: le film fera 90 minutes.» Je crois que le mobile lui est tombé des mains quand je lui ai répondu: «Mais non! En 90 minutes on ne peut pas! Il faut aller à Vitrolles, dans le Montana...» J'aurais signé un contrat pour un documentaire de deux ou trois heures, pas moins.
Pour L'horreur économique c'est plus compliqué. A la suite des reproches, peut-être en partie justifiés, sur mon soi-disant narcissisme dans Veillée d'armes, je voulais que Viviane Forrester soit le personnage principal. J'étais complètement ébloui par sa prose furieuse. C'est une dame d'un certain âge, très parisienne, très seizième arrondissement, très prix Femina. Je voulais lui amener les reportages d'Indonésie, avec les petites files qui font des Nike, sans elles-mêmes avoir de chaussures. Je me serais baladé dans le monde pour montrer les injustices d'un monde contrôlé par Wall Street.

Revenons sur la manière dont vous faites vos documentaires: vous dites qu'il n'y a pas de scénario avant le tournage. Vous attendez l'effet de surprise?

Oui, par exemple le grand espion dans November Days, Markus Wolf: on ne savait même pas qu'il ressemblait à Paul Newman avec de mauvaises dents! Personne ne l'avait jamais vu. Le matin même, dans la voiture, je ne savais pas qu'on allait l'avoir. Avant le tournage, il y a une idée porte-manteau, une idée de base. Pour le Chagrin et la pitié, je ne voulais pas faire un documentaire sur quatre ans de guerre ou quatre ans d'occupation: je me suis concentré sur Clermont-Ferrand. Pour November days, j'avais vu les rushs qu'avait tournés la BBC le soir même où le mur s'est ouvert. Il ne s'est pas ouvert à l'endroit où était Christine Ockrent, à la porte de Brandebourg, mais cinq kilomètres plus haut, avec un type de la BBC, caméra à l'épaule. Je suis allé à Berlin, j'ai essayé de retrouver ces gens, en passant des annonces dans les journaux, à la télévision locale. 90 % des personnes des deux côtés du mur se sont portées volontaires.

Une grande part de vos films tient au montage...

Tout est dans le montage. J'y pense très peu en filmant, je tourne le plus possible, je reste le plus passif possible: en général, je ramène 120 heures de rushs. J'essaie de donner confiance aux gens, et même de leur témoigner de la sympathie, peut-être parfois de façon un peu hypocrite, je ne sais pas... Je m'identifie: quand il s'agit de vieux nazis, il est particulièrement important de leur dire qu'on est un fils de juif: contrairement à ce qu'on pourrait penser ça leur donne envie de parler.

Vous pensez tout de même parfois au montage avant de tourner, comme pour l'insertion de plans du film de votre père, «De Mayerling à Sarajevo», dans votre propre documentaire «Veillée d'armes».

C'est vrai. Normalement, pour aller à Sarajevo on prend l'avion. Alors pourquoi ai-je filmé mon voyage en wagon-lit? Parce que c'est la gare de l'Est, parce que c'est la déportation. Parce que De Mayerling à Sarajevo est un film que mon père a tourné à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, dans lequel l'archiduc François Ferdinand et sa femme vont à leur mort, qui a déclenché la Première Guerre mondiale. J'avais déjà l'idée de pouvoir introduire tout le film à partir de là. Cela dit, le contrôleur qui regarde mon passeport, ce n'était pas du tout prévu et je pense que ça se voit.

Pourquoi n'avoir pas continué la fiction?

Parce que j'ai fait un bide avec Peau de banane en 1963 et qu'il fallait bien faire bouillir la marmite. Je suis entré à l'ORTF, et j'ai fait, sur une commande d'André Harris, le Chagrin et la pitié. Au départ, je n'en avais pas envie: c'était au moment de la crise des missiles, je voulais plutôt aller voir Kennedy et Castro. Et puis comme mes films, comme ceux de mon père il faut bien le dire, étaient toujours des commandes... A partir du moment où vous refusez d'être producteur, vous êtes forcément mercenaire. Il s'agit de savoir si vous êtes un mercenaire intègre ou un mercenaire corrompu. Ça, c'est mon père qui me l'a enseigné. Depuis, on ne se rue pas au portillon pour me proposer des fictions. Trois studios américains m'ont proposé des projets qui ont échoué. J'ai également fait un découpage de l'Ami retrouvé qui a finalement été réalisé par Schatzberg. J'avais aussi une option sur Uranus, chez Gallimard, mais je n'ai pas réussi a trouver de producteur. En fait, je n'ai jamais voulu abandonner la fiction. Ça se voit dans mes documentaires d'ailleurs: si je cite tout le temps mes cinéastes préférés, c'est par nostalgie, parce que j'adore Chantons sous le pluie, Lubitsch, la Grande Illusion. Parce que j'adore mon père. Et les documentaires restent de la mise en scène. A moins de prendre un côté faussement pédagogique, comme ce film que je déteste, De Nuremberg à Nuremberg. Je le trouve puant de fausse pédagogie, de fausse vertu, d'hypocrisie faussement objective: la vieille tradition du film commenté...
Mais je ne pense pas pour autant qu'il faut faire un amalgame entre fiction et réalité, comme dans le JFK d'Oliver Stone que je n'aime pas du tout. Au contraire. Dans Veillée d'armes, j'ai justement essayé de montrer l'énorme différence entre les deux. Il ne faut pas les mélanger, mais il ne faut pas croire que les documentaristes détiennent la vérité et que les autres réalisateurs sont des menteurs: Hitchcock n'était pas un menteur. Fred Astaire en dansant nous
donne beaucoup plus de vérité sur ce que sont l'élégance, la sexualité, la danse entre les sexes que n'importe quel documentaire...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire