[Le Monde 1995_10_05] MARCEL OPHULS Cinéma et résistance à l'argent-roi

Horizons - Cinéma et résistance à l'argent-roi
Marcel Ophuls
Le Monde
5 octobre 1995

RENÉ CLEITMAN, producteur du film Le Hussard sur le toit, affirme (Le Monde du 21 septembre) vouloir « s'adapter » à ce qu'il appelle « les méthodes américaines », mais sans porter atteinte à « la créativité et la jouissance de travailler ensemble ». Pour pouvoir s'adapter aux méthodes américaines, il faut d'abord les connaître. Pour cela, il ne suffit pas de lire les pages financières du Wall Street Journal ou de suivre les tribulations des chefs de studio dans Le Film français. Il faut aussi avoir une connaissance approfondie de la langue anglaise, des traditions du show-biz et de l'histoire du cinéma américains, savoir de quelle école et de quelles traditions sont sortis Fred Astaire, Buster Keaton ou Howard Hawks. A lire M. Cleitman, je doute que ce soit le cas.

Lorsque les hommes d'argent et de pouvoir, dans le cinéma, parlent de « travailler ensemble » et invoquent la jouissance créative, ils pensent rarement à la collaboration entre un réalisateur et son (co)scénariste, entre la mise en scène et les acteurs, entre un cinéaste documentaire et sa chef monteuse. Pour les producteurs, ce fameux « travail d'équipe » auquel ils aiment tant se référer (team spirit en langage hollywoodien) ne signifie pour eux rien d'autre que de leur donner carte blanche pour pénétrer sur les lieux de tournage, entrer dans les salles de montage et assister aux projections. Cela signifie ensuite que le réalisateur acceptera de partager sa maîtrise de l'oeuvre, en tenant compte de leurs « mémos » à la Selznick, de leurs observations. Dans la réalité, compte tenu des forces réelles en présence, cela équivaudrait à suivre leurs ordres. Mais à quel titre, sinon au titre du pouvoir conféré par l'argent ? Le tandem Rappeneau-Cleitman (en attendant que cela devienne le tandem Cleitman-Rappeneau, puis le « champion » Cleitman tout court), est « le tandem qui gagne ». Evidemment, pour un capitaine d'industrie, le monde est divisé non pas en bons et en méchants, ni en héros et en lâches, ni en « résistants » et en « collabos », ni en compétents et incompétents. Tout cela serait intolérablement manichéen, bien sûr, et aussi épouvantablement élitiste. Non, le monde est divisé en winners et losers, c'est-à-dire entre ceux qui remportent du succès et ceux qui subissent des échecs. Ces derniers, n'en doutons pas, méritent pour le moins de disparaître sans laisser de traces (leurs films, par exemple!). Et pourquoi pas l'euthanasie ? Drôle de conception de l'égalitarisme en démocratie, quand même... M. Cleitman semble insister pour que le réalisateur accepte « de se livrer à l'examen de la sneak preview » [NDLR: pré-projections-surprises] afin de procéder à des « coupes et réaménagements à faire subir au film pour rencontrer l'assentiment du plus grand nombre ». Il affirme que Bertrand Tavernier s'est « désintéressé » de la sneak preview organisée avant la sortie de son film L'Appât. Faut-il en conclure que Jean-Paul Rappeneau, lui, s'y intéresse, et est prêt à en subir les conséquences, donc à procéder à des « coupes et réaménagements », afin de rencontrer « l'assentiment du plus grand nombre » ? Est-ce à dire que Patrice Chéreau, lorsqu'il a procédé à un nouveau montage de La Reine Margot, l'a fait dans ce but et dans cet esprit ? J'espère que non, car ce sont là des camarades pour lesquels j'éprouve du respect et de l'admiration. « Toute atteinte à l'intégrité de l'oeuvre est blasphématoire », déclare René Cleitman sur un ton visiblement sarcastique. Mais non, elle n'est pas « blasphématoire », voyons ! En France, elle est tout simplement illégale. Cette illégalité est fondée sur une idée fort simple, d'ordre laïque, républicain, et non pas religieux: le respect des accords contractuels. Ce fameux final cut, contrairement à ce que veulent toujours nous faire croire les producteurs du monde entier, n'est pas du tout basé sur le bon vouloir, les lubies ou la mégalomanie du maître d'oeuvre, mais sur un commun accord entre le réalisateur et son ou ses commanditaires au moment de la projection du premier montage. La seule arme dont dispose le réalisateur, à ce moment très vulnérable de sa carrière, consiste à refuser la sortie de son film si aucun accord n'intervient entre les deux parties. Cette arme est dangereuse, parce que forcément plus ou moins suicidaire. Elle est donc très rarement employée. Le final cut ne signifie rien de plus ni de moins que ceci: une fois les conflits entre maître d'oeuvre et commanditaires résolus d'un commun accord, personne n'est plus autorisé à toucher au film, sauf en cas d'un nouvel accord entre les parties. Il ne s'agit donc, ni plus ni moins, que du respect d'un contrat établi. En accusant les cinéastes français de se comporter en « artistes » mégalos et irresponsables, les producteurs revendiquent le pouvoir de rompre ce contrat quand bon leur semble, de disposer du pouvoir sur la vie d'un film, donc le droit de « coloriser », de raccourcir pour ménager les coupes publicitaires, de censurer pour pouvoir vendre à des pays intégristes et totalitaires des scènes qui ne conviendraient pas à leurs dirigeants, de changer, de rallonger selon le goût des Américains ou des Japonais, peu importe. « Peut-on parler d'art quand on se désintéresse de la forme ? » se demande René Cleitman. Au moins sur ce point, non seulement Godard, auquel il fait référence, mais tous les grands cinéastes du monde seront d'accord avec lui. Il est vrai également que ceux qui ne s'intéressent pas à la forme, donc à « l'intégralité de l'oeuvre », soit par manque de talent, soit par manque de courage, ne peuvent être de grands cinéastes. A qui la faute ? Aux « collabos » ou à leurs maîtres ? Mais on peut craindre que M. Cleitman ne pose cette question sur un plan rhétorique que pour inciter les cinéastes à abandonner cette revendication, cette « chimère d'artiste ». Ce faisant, il pose admirablement le problème et définit ainsi la frontière entre « résistance » et « collaboration » dans notre métier. Ceux qui acceptent les sneak previews et leurs conséquences désastreuses sur leur liberté et leur autonomie ou ceux qui affectent de s'en désintéresser sont des « collabos » en puissance. Ceux qui refusent de s'y plier, aujourd'hui comme hier, à la MGM de Louis B. Mayer comme chez Hachette-Première, seront et resteront toujours des « résistants ». Seuls les grands « résistants » ont encore quelque chose à nous apprendre, qui puisse contredire la pensée unique. Honneur donc aux « résistants », honneur à Stroheim, à Keaton, à Murnau, honneur à Lang, à Ophuls, à Renoir, à Capra et à Ford, et que les autres aillent donc voir du côté de René Cleitman si j'y suis !

Marcel Ophuls est réalisateur.

(c) Le Monde, 1995.

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