[Libération 2005_07_09] DIDIER PERON Désormais, n'importe qui dit n'importe quoi devant n'importe quelle caméra

Désormais n'importe qui dit n'importe quoi devant n'importe quelle caméra
Didier Peron
Libération
9 juillet 2005

Rencontre

Marcel Ophuls, cinéaste, développe sa vision du documentaire, revendiquant la dimension du spectacle et du divertissement, même quand il traite des sujets les plus graves, comme les guerres ou les génocides. Et nous raconte aussi tout le mal qu'il pense de l'Amérique de Bush.

Que s'est-il passé depuis Veillées d'armes, votre dernier film, sorti en 1994 ?

J'étais au chômage et maintenant je suis à la retraite. Veillées d'armes a été un échec commercial : 20 000 spectateurs. La presse a été formidable mais ça n'a servi à rien. Votre profession, vous devez le savoir, n'a aucune influence sur la fréquentation, ni en bien ni en mal. Les gens prennent maintenant les cinéphiles professionnels pour des emmerdeurs qui veulent les empêcher d'aller voir les films qu'ils ont envie de voir.

Quel a été votre dernier projet avorté ?

Il y a cinq ou six ans, j'étais en tractation sérieuse avec un producteur de télévision française, dont je tairai le nom, pour réaliser un film sur le fascisme au XXIe siècle, avec des gens comme Jörg Haider en Autriche, Le Pen, Berlusconi, sans oublier les Etats-Unis bien entendu, avec les chrétiens intégristes. Je voulais aller dans le Montana et me farcir les dingues du Far West, tout ça dans un film de 3 heures et demie. Le producteur était inflexible : pas plus de 90 minutes ! Je lui ai dit de laisser tomber.

Vous refusez de donner de synopsis pour la recherche de financements. Plus aucun producteur, aucune institution d'aide, ne peut l'accepter aujourd'hui...

Mais parce qu'ils sont cons, ils veulent contrôler le coût, la durée. Ils ne comprennent toujours pas que je ne peux évidemment pas savoir à l'avance si Albert Speer, le bras droit de Hitler, à l'époque de The Memory of Justice, va me foutre à la porte ou, comme il le fait finalement, me projeter ses home movies en super 8 avec ses enfants à la neige. Comment savoir à l'avance, pour November Days, le film sur le mur de Berlin, que j'aurais l'espion le plus célèbre du monde, Markus Wolf (1), dont personne ne connaissait même le visage, un type qui dictait ses volontés au KGB et que Gorbatchev venait de lâcher. Je lui avais écrit pour lui dire que nos familles se connaissaient parce que son père était un écrivain communiste et que le mien était un cinéaste communiste. Je pensais que ça n'aurait aucun résultat. A quel directeur de chaîne aurais-je pu annoncer, alors que je ne le savais même pas au matin du tournage, que j'obtiendrais un entretien avec cet homme, lequel nie absolument tout : qu'il savait que le mur allait se construire, que les chars russes et est-allemands allaient briser le printemps de Prague, qu'il avait entraîné Carlos et d'autres terroristes dans des camps est-allemands... Maintenant, il vit à Berlin et écrit des livres de cuisine ! Le cinéaste, s'il est libre et qu'il a des idées, doit garder la maîtrise totale de l'oeuvre, il le faut absolument sinon tous les margoulins de ce métier, c'est-à-dire 90 % des producteurs, vont imposer leurs vues, tous ces gens qui vont mendier avec des scénarios bidons l'avance sur recette et s'assurer la diffusion sur Canal +, qui financent leurs films avec la Procirep, les trucs et les machins, qui n'investissent jamais un sou propre mais ont la mainmise sur vous et votre film. Je suis désolé, ce ne sont pas des partenaires mais des adversaires. Fred Wiseman m'a dit récemment : "Il va falloir que tu t'y mettes, Marcel, les fameuses dix pages de synopsis, même moi je les donne." Et je lui demande alors ce qu'il met dedans, si c'est pas trop indiscret, il me répond : "Bullshit !" De la merde ! De taureau ! (Il s'étouffe de rire.)

La télévision impose ses formats...

Mon père, Max Ophuls, un homme du XXe siècle, disait que la télévision, c'est la mort du cinéma. A l'époque, dans les années 60, on parlait déjà de l'explosion des médias. Il prophétisait qu'il ne pouvait y avoir assez de gens de talent pour remplir tous les postes que la télévision créait. Tôt ou tard, les médiocres prendront le dessus, répétait-il, et, une fois qu'ils auront la majorité, qu'ils auront le pouvoir, ils tueront le cinéma. Il avait vu juste, me semble-t-il.

Comment avez-vous découvert que vous étiez un interviewer hors pair, puisque vous êtes venu au documentaire par hasard ?

Contrairement à Pivot, qui savait, lui, faire parler les gens, moi je monte. Lorsque je pose une question stupide, en général je me démerde pour qu'elle ne soit pas dans le film ! Je tourne dans des proportions de 25 à 1. Le but n'est pas de me donner l'air intelligent, planant au-dessus du commun des mortels, mais s'il y a des malentendus, des réponses faibles, vous ne les verrez pas dans le film. En général, quand j'arrive chez quelqu'un, on a fait une demande préalable, je dis qui je suis et pourquoi je fais le film. Je dois dire, au risque de surprendre, que, dans le cas des nazis, ça aide de dire qu'on est juif, parce qu'ils veulent s'expliquer (il rit). Ils veulent se réconcilier. Il ne faut pas surestimer l'interview, quand les gens ont envie de vous parler, il suffit d'être à l'écoute et de relancer au bon moment. Et puis à l'époque où je travaillais, la caméra était encore un instrument de pouvoir, les gens l'utilisaient un peu comme un confessionnal et ils étaient impressionnés par ce qu'ils imaginaient être le pouvoir de la captation. Cela a disparu, bien sûr, car désormais n'importe qui dit n'importe quoi devant n'importe quelle caméra.

Vous avez donné une orientation anticinéma vérité à vos documentaires en assumant pleinement votre présence à l'écran et en revendiquant la dimension de spectacle, de divertissement de votre approche, y compris pour traiter de sujets difficiles, guerres et génocides.

Le cinéma vérité n'existe pas, personne n'oublie réellement la caméra, c'est des choses qu'on se raconte pour se rassurer mais on sait bien que l'on joue toujours la comédie, quelque fois même quand on est seul. Je ne me prends pas les pieds dans la notion d'art cinématographique mais enfin, oui, j'avoue, la forme m'importe plus que le fond et plus je vieillis, plus le style m'intéresse, parce que le documentaire est une forme de spectacle. Il faut des structures, et dans mon cas des structures de récit, les plus divertissantes possibles, les moins abstraites. Il n'y a pas de honte à faire rire de temps en temps dans un film sur les monstruosités de la condition humaine. Il faut que ça ait (il claque des doigts) du chien, du style, en faisant toujours la différence entre fiction et non-fiction.

Quels sont vos modèles ?

Je pense que le meilleur documentaire sur le nazisme, c'est To Be or not to Be, de Lubitsch. Personne n'a jamais fait mieux, même pas Chaplin. Lubitsch montre le côté petit-bourgeois misogyne des nazis, traitant les gens comme des objets, en uniformes noirs avec des bottes noires, des petits-bourgeois de province en bottes noires ! Lubitsch avait été acteur en Allemagne pendant la République de Weimar, il savait ce qu'étaient l'antisémitisme et l'anti-intellectualisme allemand (y compris chez des intellectuels). Le national-socialisme est fondé sur la flagornerie, la peur qu'on puisse répéter à Hitler qu'on a raconté une histoire drôle sur lui. Lubitsch, c'est le bon Dieu, comme Hitchcock.

Dans vos films, vous êtes à la fois enquêteur et acteur, vous ne vous effacez pas devant le sujet du film, vous êtes partie prenante de l'action en cours...

A l'époque d'Hôtel Terminus, Klaus Barbie était un mauvais sujet parce que, dès que vous prononciez son nom, les gens partaient en courant. Il fallait que je me transforme en inspecteur Columbo, on sait d'emblée qui est le coupable et on cherche à savoir comment il s'y est pris. On s'est mis à faire un boulot de flic et les interviews étaient souvent des interrogatoires. Je le répète, je suis un homme de spectacle et la seule chose qui m'ait vraiment obsédé, ce n'est pas le nazisme, comme certains continuent de l'écrire, mais la Metro Goldwyn Mayer, où j'aurais tant aimé travailler (rires). J'ai failli y entrer après mon service militaire comme GI au Japon, mais ma mère s'y est opposée. J'ai fait quatre ans de philosophie qui ne m'ont rigoureusement servi à rien.

Vous avez enseigné le cinéma à Berkeley ?

Oui, mais Orson Welles disait que ceux qui ne peuvent pas apprendre l'essentiel du cinéma en quarante-huit heures, ce n'est pas la peine qu'ils insistent parce qu'ils ne feront que gâcher le métier. Il était un peu faux jeton au demeurant parce qu'à ses débuts à la RKO, il a eu six mois de stage de formation, il a parlé avec tous les opérateurs, assisté à tous les tournages et puis... il a fait Citizen Kane !

Comment voyez-vous l'Amérique aujourd'hui, vous qui y avez vécu et qui aimez ce pays ?

Il y a des poussées de fièvre aux Etats-Unis qu'il ne faut pas confondre avec le fascisme européen. Je continue d'espérer que ce qui s'y passe actuellement va être surmonté par la Constitution américaine, qui est une splendeur, rédigée par des disciples de Montesquieu, un outil formidable. Evidemment, si à la Cour suprême il n'y a plus que des gens qui ont été nommés par Nixon, Reagan et Bush père et fils, si l'administration actuelle parvient à transformer les journalistes en larbins, sans rien dire encore de Guantanamo et du Patriot Act, on a du souci à se faire. A la limite, Bush, un imbécile et un illettré, fait plus de mal en Amérique qu'en Irak, il met du moins en péril quelque chose de plus directement dangereux pour nous. C'est un régime abominable qui détruit toutes les notions de droit international, de maîtrise de l'environnement. On a tendance à oublier qu'une des lois qui ont guidé le tribunal de Nuremberg, c'est qu'il ne faut faire ni guerre préventive ni guerre d'agression. C'était un des points sur lesquels Göring a été condamné. John Bolton, que Bush a nommé ambassadeur aux Nations unies, est quelqu'un qui veut détruire les Nations unies, il l'a dit, il l'a prouvé. Je crois que le style Bush n'existait pas avant aux Etats-Unis, il y avait des isolationnistes, et d'autres comme Roosevelt et Wilson qui étaient des internationalistes, y compris par les moyens de la guerre contre le totalitarisme, mais Bush crée une troisième catégorie inédite, le chauvin internationaliste avec ce discours aberrant : "On est les meilleurs donc on a le droit de faire la conquête des peuples moins vertueux."

Que pensez-vous de Michael Moore ?

J'aime énormément Bowling for Columbine. Moore a beaucoup d'idées, et au cinéma ce n'est pas seulement la qualité des idées qui compte mais aussi la quantité. C'est un homme qui mène un combat, il assume ses responsabilités, impose son point de vue et fait consciemment du spectacle. Après, on peut le trouver bon ou mauvais. J'ai peur que, dans l'ovation de 20 minutes pour Fahrenheit 9/11 à Cannes, il n'y ait eu que 5 minutes pour Michael Moore et 15 minutes d'antiaméricanisme primaire.

Vous a-t-on déjà proposé des médailles, des reconnaissances officielles ?

Je ne suis pas un fana des médailles, mais, dans ma situation de retraité dans le Béarn, contestataire juif allemand naturalisé, je pensais que ça ferait peut-être de l'effet lorsqu'il s'agira de se pointer dans les hôpitaux ou les asiles de vieillards... Ils m'ont envoyé un formulaire de candidature, comme si Gilles Jacob envoyait aux sélectionnés du Festival de Cannes un formulaire pour leur demander pourquoi il les a pris ! Du coup, j'ai écrit au crayon : "J'accepterai bien volontiers cet honneur et, puisque vous me demandez mon opinion, j'espère au moins que vous me l'attribuez parce que j'ai fait le Chagrin et la Pitié et non en dépit de l'avoir fait..." Alors ils m'ont carrément envoyé un agent des renseignements généraux. Un type très cinéphile, il est resté trois heures chez moi. A la fin, en guise d'au revoir, je lui ai dit : "Vous avez bien compris monsieur que tout ça c'est pour faire chier Simone Veil." (2) Il m'a répondu : "Oui, c'est bien ce que j'avais cru comprendre !" Comme vous pouvez l'imaginer, je n'ai plus jamais entendu parler de Légion d'honneur.


(1) Surnommé "Misha", il a dirigé l'espionnage étranger de la RDA.

(2) Simone Veil est depuis toujours une adversaire tenace du Chagrin et la Pitié, Marcel Ophuls ayant selon elle "montré une France lâche, égoïste, méchante, et noirci terriblement la situation".


Né le 1er novembre 1927 à Francfort (Allemagne), Marcel Ophuls est le fils de Max Ophuls (le Plaisir, Lola Montès...). Il commence le cinéma comme assistant (Duvivier, Huston) avant de passer à la réalisation de fictions (Peau de banane, 1963). En 1971, il fait sensation avec le Chagrin et la Pitié, brûlot sur la collaboration française, interdit de télé pendant douze ans. Quatre ans plus tard, il signe The Memory of Justice, vaste documentaire sur le procès de Nuremberg, inédit en France. Il enseigne le cinéma à Princeton (Etats-Unis) et travaille deux ans pour CBS News. En 1988, il signe un nouveau chef-d'oeuvre, Hôtel Terminus, sur Klaus Barbie, suivi d'une commande de la BBC, November Days (1990), sur la chute du mur de Berlin. Veillées d'armes, enquête sur le journalisme de guerre (1994) est à ce jour son dernier film.

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